America sive novi orbis respectu Europaeorum inferior globis terrestris pars
Theodore de Bry (1596)
Sur quelques siècles encore, le limes cherche sa forme idéale. Partir à la découverte de terres inexplorées et faire reculer les frontières de la vie commune et des certitudes. Bâtir un monde nouveau sans détruire l'ancien, intégrant les défis éternel du moment. Comme si l'Histoire se répétait...Prendre conscience que le regard de l'Autre nous découvre autant que nous le découvrons. La perspective choisie est moins importante que le choix conscient de la perspective, qui met la liberté en question et en tension. Puisse le monde en devenir être pétri d'espérance. Demain doit être meilleur qu'aujourd'hui.
Swann Bommier achève un post-doctorat au sein du programme Codev à l'Essec, après avoir écrit une thèse en sociologie politique à Sciences Po sur l'implantation de Michelin au Tamil Nadu et sur les enjeux relatifs aux nouvelles enceintes de droit (mou et dur) international.
Cécile Renouard est professeure de philosophie au Centre Sèvres-Facultés jésuites de Paris, directrice du programme de recherches CODEV – entreprises et développement à l'ESSEC. Elle enseigne à l'ESSEC, à l'Ecole des Mines de Paris et à Sciences Po. Elle est auteure de plusieurs ouvrages dont 20 Propositions pour réformer le capitalisme (co-dirigé avec Gaël Giraud, Champs-Flammarion, 2012), Ethique et entreprise (Atelier, 2015).
Résumé de l’ouvrage :
Céline Renouard et Swann Bommier proposent des pistes pour la mise en place d’un modèle d’entreprise comprise comme un commun, au-delà de la responsabilité sociale et environnementale (RSE).
Leur réflexion embrasse la notion de commun à articuler avec la notion de RSE qui a trois sens distincts. Ils se demandent comment les entreprises se sont engagées dans des projets économiques respectueux de l’environnement et de l’éthique.
L’approche par les communs s’est développée depuis 30 ans et a été consacrée il y a dix ans avec la remise du prix Nobel de l’économie à la politologue Eleonor Oström. Cette notion est proche de la notion de biens communs mondiaux, ce à quoi nous avons tous droit d’avoir accès.
La notion de commun implique l’administration en commun de biens et de ressources. Comment s’organiser pour gérer des biens ensemble ? L’entreprise est au service de la pérennité des biens communs mondiaux. Elle se doit de respecter les objectifs du développement durable (ODD) qui ont un lien avec la notion de bien commun qui nous oriente collectivement vers le mieux vivre ensemble avec la mobilisation de ressources au service du lien social et écologique.
La réflexion part du constat que la RSE a plusieurs sens depuis les années 70 : une conception philanthropique reposant sur la maximisation du profit en respectant les lois locales ; une conception managériale qui émerge dans les années 1980 avec une vision de gestion du risque et de réponse à la critique.
Dans les années 2000, ces deux conceptions ne permettent pas de répondre aux scandales sociaux et environnementaux. Dès lors la notion de RSE est redéfinie comme gestion des impacts. Cette définition est consacrée par plusieurs textes internationaux comme les principes directeurs de l’ONU sur les droits sociaux et humaines, principes directeurs sur la responsabilité internationale de l’entreprise (principes Ruggie). L’enjeu est la gestion sur la chaine de valeur des droits sociaux et environnementaux, des impacts environnementaux et sociaux.
Enfin, la RSE peut également inclure une perspective citoyenne. Dans ce sens, la responsabilité de l’entreprise est une mission en lien avec l’imputation de ses impacts sur la société (définition proposée par la Commission européenne en 2011).
4 types de responsabilités sont à relever : la responsabilité économique et financière, la responsabilité sociale, sociétale et environnementale, et politique. La question qui se pose est la suivante : comment l’entreprise se met au service du bien commun qui dépasse son intérêt ?
Une entreprise responsable s’inscrit dans différents cadres conceptuels et normatifs : la première de ses responsabilités est de se demander si son cœur de métier répond à un meilleur bien vivre et de s’interroger sur la mission de l’entreprise et ses critères d’investissement. Est-il bon d’investir dans les énergies fossiles ? Quel est le coût social et environnemental des externalités négatives ?
L’entreprise a également une responsabilité économique et financière et doit se demander comment répartir la valeur, ce qui pose la question de la fiscalité et de la politique salariale : quelle répartition au sein de l’entreprise et dans la chaine de sous-traitants ? L’éclatement des chaines de valeurs avec des interrogations sur le dialogue social pose la question de la responsabilité des maisons mères comme en témoigne la loi sur le devoir de vigilance : les entreprises sont redevables de leurs impacts sur les communautés. On s’achemine vers la création de nouvelles responsabilités comme le montre le traité de l’Onu sur les entreprises multinationales et les droits humains en cours de négociation.
La maîtrise de ses impacts suppose que l’entreprise soit définie comme un commun par la démocratisation de sa gouvernance et par sa capacité à préserver des biens communs mondiaux immatériels (lien social, souveraineté populaire) et matériels (climat, biodiversité).
L’entreprise est un commun définissant son activité au vu des attentes de parties prenantes variées au delà de la gestion du risque, qui s’interroge sur la façon, dont un plancher social et environnemental lui est imposé. L’entreprise doit agir dans un cadre légal imposé sur des enjeux de lobbying, qui met le processus democratique en jeu, l’investissement de l’Etat et la corruption.
L’action de l’entreprise doit s’inscrire dans une démarche éthique comprise comme un aiguillon permettant de caractériser les tensions traversant toute société humaine. Selon P. Ricoeur, la démarche éthique est la recherche de la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes, ce qui correspond au « bien vivir » en Amérique latine.
Les grand biens communs globaux (climat, biodiversité, gestion des ressources naturelles) cadrent l’activité de l’entreprise. La protection des biens communs matériels et immatériels est garante de l’émancipation de chacun.
Commentaires :
Si le débat académique sur les communs est très dynamique depuis quelques années, il reste encore du chemin à parcourir pour que la notion de commun structure notre compréhension de l’entreprise.
Le programme de développement de l’entreprise comme commun proposé par les auteurs est ambitieux. Les débats récents sur la loi Pacte montre les difficultés pour imposer la notion d’entreprise comme commun. Cette loi était censée redéfinir le capitalisme et la définition de l’entreprise comme « société commerciale ». Les pouvoirs publics n’ont pas souhaité remettre en cause la quête du profit comme seul horizon de l’entreprise. Néanmoins, les entreprises doivent prendre en compte les enjeux sociaux et environnementaux, les conséquences sociales et environnementales de leurs activités tout au long de la chaine de valeur. L’enjeu est de mettre le code civil en résonnance avec la gestion des impacts. Le rapport Senard-Notat a proposé d’introduire la notion d’intérêt propre à l’article 1833 du code civil. Mais la notion d’intérêt social a été retenue. Pour les pouvoirs publics, l’intérêt social de la société doit primer sur les intérêts sociaux et environnementaux.
Il reste que penser l’entreprise, non plus seulement comme partie prenante de la gestion du commun, mais directement comme commun répond aussi au souci de valoriser sur le plan, social, éthique et environnemental son objet et sa mission, pour en faire un acteur pleinement engagé dans la protection de notre « maison commune » à laquelle appelle le pape François dans l’encyclique « Laudato si. » Cette approche est donc digne d’intérêt et gagnerait à être connue par les plus grand nombre pour être intégrée dans la pratique des entreprises.
Une lecture qui porte du fruit...dont voici ci-dessous la substantifique....
Introduction.
René Girard est né à Avignon en 1923. Diplômé de l’école des Chartes, il s’installe aux Etats-Unis en 1947, où il a exercé comme professeur de littérature et d’anthropologie aux universités de John Hopkins à Baltimore et de Standford en Californie. Il est membre de l’Académie française à partir de 2005 jusqu’à sa mort en 2015.
Dans son premier livre, « mensonge romantique, vérité romanesque » (1961), René Girard présente sa théorie du désir mimétique et montre également ses qualités de critique littéraire. Celle-ci anticipe les découvertes réalisées dans le domaine de la psychologie sur la mimesis psychologique, et de la neurologie sur les « neurones miroirs ».
La rivalité mimétique conduit au tous contre tous, qui devient le « tous contre un seul » par la violence sacrificielle. Dans la violence et le sacré (1972), René Girard présente ses réflexions sur le sacré archaïque. L’auteur explique dans « des choses cachées depuis la fondation du monde », titre tiré de l’évangile de Mathieu (13,35) qu’il tire ses analyses de la lecture de la Bible. La Bible opère […] une rupture radicale par rapport à la mythologie puisque, dans l’Ancien Testament [déjà], et plus spectaculairement encore dans les évangiles, la suprématie de la foule [enflammée par la violence] qui remonte aux origines de l’humanité est enfin renversée.
La violence sacrificielle est liée au mécanisme du bouc émissaire qu’il expose dans un livre publié en 1982.
Dans « la route antique des hommes pervers » (1985), René Girard analyse l’histoire de Job racontée dans la Bible et met en évidence le mécanisme de la victime émissaire. La route antique des hommes pervers est le cheminement suivi par Job, d’abord tenu pour une idole par la société puis objet de sa haine. Eliphaz un des trois « amis » de Job lui demande précisément : « Veux-tu suivre la route antique que foulèrent les hommes pervers ? »
L’analyse de l’origine du phénomène humain menée par René Girard renouvelle l’approche et la pratique de la critique littéraire, de l’histoire et de la psychologie, mais également « les mécanismes du désir et de la concurrence qui modèlent notre économie, l’anthropologie, l’histoire des religions, et [ … rien de moins que] la théologie avec l’énoncé sans ressentiment des positions qui relèvent de la foi, une mise en lumière de la violence du peché originel (meutre d’Abel par Caïn), la compréhension du Christ comme le dieu des victimes. Pour certains, René Girard semble chercher à donner une légitimation scientifique au christianisme. Or, c’est de la Bible qu’il tire ses grilles de lecture
Résumé.
Job explique clairement ce dont il souffre. Il est ostracisé, persécuté par ceux qui l’entourent. Il n’a rien fait de mal et tout le monde se détourne de lui et s’acharne contre lui. Il est le bouc-émissaire de sa communauté, l’homme pervers à éliminer. Le bouc-émissaire, c’est l’innocent qui polarise la haine universelle.
Il y a une ressemblance entre le livre de Job et les psaumes pénitentiels, dans lesquels parle une victime innocente, presque toujours en instance de lynchage.
Job est un grand chef que l’opinion a d’abord hautement prisé, puis qu’elle a brusquement méprisé. Avant de devenir bouc émissaire, Job a vécu une période de popularité si prodigieuse qu’elle frisait l’idôlatrie. Job est la victime du retournement massif et soudain d’une opinion publique visiblement instable, capricieuse, étrangère à toute modération. Il ne paraît guère plus responsable du changement de cette foule que ne l’est Jésus d’un changement très analogue, entre le dimanche des Rameaux et le vendredi de la Passion. Pour qu’il y ait cette unanimité dans les deux sens, un mimétisme de foule doit chaque fois jouer. Les membres de la communauté s’influencent réciproquement, ils s’imitent les uns les autres dans l’adulation fanatique puis dans l’hostilité plus fanatique encore.
La « route antique des hommes pervers » commence par la grandeur, la richesse, la puissance, mais s’achève dans un désastre foudroyant. Le désastre qui attend les « hommes pervers » au terme de leur course, au bout de la « route antique », doit ressembler à ces fêtes primitives dont le déroulement, même atténué et ritualisé, fait songer à un phénomène de foule. Tout se termine toujours par un simulacre de bouc émissaire, qui se fait brûler ou noyer. Phénomène récurrent de violence collective, qui s’attaque surtout aux « grands », aux « tyrans », mais non exclusivement à eux, et qui s’interprète toujours comme vengeance divine, intervention punitive de la divinité.
Des armées puissantes, des fléaux naturels et des animaux qui combattent pour dieu se rassemblent contre leur victime. La multiplicité des ennemis relève du modèle de la foule humaine. Le tous contre un se retrouve jusque dans le discours des trois « amis » de Job. Les trois amis l’écrasent de leur discours. En faisant de toutes les violences dirigées contre Job autant de services rendus au Dieu, ces discours justifient les brutalités passées, ils en incitent de nouvelles. Ils sont plus redoutables que les crachats des miséreux. Leur valeur performative est évidente. Les discours des amis reflètent la fureur sacrée qui s’empare des lyncheurs à l’approche du lynchage. De la mania dionysiaque à l’amok polynésien, transe collective qu’on retrouve aussi dans la tragédie grecque (voir les tirades du choeur tragique avant la mise à mal de la victime, le meurtre de Penthée dans Les Bacchantes, la découverte du « coupable » dans Oedipe Roi). Les trois amis sacralisent la violence. Parce qu’ils participent à son lynchage, les amis ne comprennent pas le rôle de bouc émissaire joué par Job. Ils sont impuissants à concevoir le point de vue de Job.
L’analyse de René Girard s’inscrit dans la continuité de son œuvre : « la violence et le sacré » (1972), « Des choses cachées depuis la fondation du monde » (1978), « Le Bouc émissaire » (1982). La violence unanime du groupe se transfigure en épiphanie de la divinité. Dans Les Bacchantes, le lynchage de Penthée ne fait qu’un avec l’épiphanie d’un Dionysos vengeur. Dans les Dialogues, le lynchage de Job, et celui de tous les « hommes pervers », ne fait qu’un avec l’intervention de la vengeance divine. Pour qu’un groupe humain perçoive sa propre violence comme sacrée, il faut qu’il l’exerce unanimement contre une victime dont l’innocence n’apparaît plus, du fait même de cette unanimité. L’analyse des Dialogues apporte une certaine nouveauté. La thèse victimaire n’est pas vraiment démontrable, car elle n’est jamais directement lisible. Au mensonge sacré des amis, s’oppose le réalisme vrai de Job.
Le contrepoint du discours sacré et du discours désacralisant fait surgir une vérité généralisable, la vérité de toute religion violente. Il démystifie la perspective traditionnelle non seulement sur Job et sur les autres boucs émissaires dans la société de Job mais sur tous les boucs émissaires générateurs de sacré violent.
Partout les persécuteurs font prendre « la route antique » à leurs victimes et ces voyages ne nous parviennent que sous la forme d’épopées de la vengeance divine, dans les représentations transfigurées qu’ils s’en font. C’est ce que nous appelons les mythes.
L’histoire d’Oedipe est à comparer à celle de Job. Le mythe est une « affaire Job » racontée d’un bout à l’autre par les persécuteurs. Les Dialogues de Job sont un Oedipe dont la victime refuse jusqu’au bout de joindre sa voix à celles des persécuteurs. Oedipe est un bouc émissaire réussi, parce que toujours méconnu en tant que tel. Job est un bouc émissaire manqué. Il détraque la mythologie qui devait le dévorer en maintenant son point de vue face à l’unanimité formidable qui se referme sur lui. Pour que l’unanimité soit parfaite, il faut que la victime y participe. Il faut qu’elle joigne sa voix à l’unanime voix qui la condamne. Ce qui transforme la perspective des persécuteurs en vérité indiscutable, c’est la soumission finale d’Oedipe au verdict imbécile de la foule. Oedipe affirme lui-même qu’il est le Maudit, le Méchant, l’Ennemi de Dieu.
René Girard montre que toutes les conditions du mimétisme sont réunies dans le livre de Job. Job est devenu le primus inter pares. C’est l’élite d’abord qui a pris Job pour modèle, qui l’a flatté, qui l’a vénéré, qui l’a servilement imité. Le reste du peuple a suivi, imitant les premiers imitateurs. L’absence de distance sociale favorise l’imitation réciproque des égaux. Job se confond avec son succès et désirer ce succès, c’est désirer Job lui-même, l’être incomparable de Job. Cette identification est éminemment concurrentielle, donc ambivalente d’emblée. Ses rivaux veulent tous devenir cette espèce de roi non couronné qu’il était lui-même et qui provoque la jalousie, une forme de fascination haineuse. Job est le modèle obstacle de la théorie mimétique. On trouve également dans la société des gens qui ne peuvent pas rivaliser personnellement avec Job, mais qui sont assez opprimés pour adopter aveuglement, mimétiquement, les boucs émissaires qu’on met à leur disposition. Ils peuvent alors satisfaire leur rancoeur permanente sur les victimes les plus désirables, les plus prestigieuses. Job voit que le bouc émissaire est interchangeable avec ses rivaux, qui le persécutent férocement, les prétendus amis.
Néanmoins l’envie dont fait l’objet Job n’est pas explicite. Le texte qui lie l’envie mimétique au phénomène du bouc émissaire sacralisé se trouve selon René Girard dans le psaume 73. Ce dernier reflète la perspective des amis, des persécuteurs.
La rivalité résulte si naturellement de l’imitation des désirs que le mimétisme en vient à regarder le rival triomphant comme indispensable. Il fait passer l’obstacle avant le modèle. Il choisit le modèle en fonction de l’obstacle. Si rien ne le contrecarre, le miméto-masochisme cesse de désirer. Il ne voit plus de modèle digne d’être imité. Le désir se met alors en quête d’un obstacle meilleur. Plus résistant.
Le mécanisme émissaire libère tous les hommes sans relever d’aucun, sinon peut-être de la victime elle-même, qui, du coup, risque fort de redevenir une idole après sa disparition. Nul ne peut maîtriser le phénomène. Il a tous les caractères d’une intervention surnaturelle.
L’orphelin tiré au sort est un bouc émissaire rituel, un substitut de cette victime originelle qui fit spontanément l’unité contre elle et réconcilia dans sa mort la communauté. Pour rétablir l’unité, il faut un accord unanime et sans arrière-pensée.
Job se compare implicitement à la victime idéale, l’être qui n’a plus ni parents, ni serviteurs, ni voisins, ni même un ami pour le défendre. On peut le choisir sans craindre de raviver les divisions que le sacrifice est destiné à guérir.
Aux yeux de Job, les trois amis son des trafiquants de chair humaine. Les amis envisagent le sacrifice de Job sous l’angle d’une thérapeutique sociale. Cela fait penser aux chamans, aux medicin men qui procèdent par purifications. Les amis remplissent la fonction sanitaire des vautours dans certaines civilisations traditionnelles. Dans Oedipe Roi, l’une des perspectives sur l’expulsion du bouc émissaire est essentiellement médicale, hygiénique. La religion des trois amis est à annexer au domaine de la technique, celle du bouc émissaire.
L’affaire de Job sert de modèle à la monarchie sacrée. On retrouve les crimes imaginaires du bouc émissaire dans la monarchie sacrée. Le roi est censé faire preuve d’arrogance, de brutalité et même de férocité. Il est cet oppresseur du peuple que les « hommes pervers » d’Eliphaz passent tous pour avoir été. Pour faire bonne mesure, on demande au monarque de se faire officiellement coupable d’une variante des crimes oedipiens, le meurtre du père ou d’un proche parent, l’inceste maternel ou sororal. Les actes interdits que le roi doit commettre se transforment en devoirs très stricts, et par conséquent cessent d’être des crimes, mais pour le monarque seulement. Les anciens crimes du bouc émissaire sont devenus des rites d’intronisation.
Les rites évoluent. Ils privilégient le rapport d’idolatrie entre le peuple et celui qui devient roi. Ce privilège tend à s’exagerer de plus en plus au détriment de la phase du bouc émissaire qui devient une comédie symbolique et finit par disparaître définitivement.
Il existe d’autres systèmes qui évoluent en sens inverse. La phase du bouc émissaire l’emporte de plus en plus au détriment de l’idole populaire, qui tend à disparaître. Le sacrifice des orphelins, l’immolation des jeunes vierges dans la Grèce archaïque, dans les cultures méso-américaines, présentent une première phase où la future victime jouit d’avantages quasi-monarchiques : on execute tous ses ordres, on lui passe tous ses caprices. Le bouc emissaire l’emporte et peu à peu l’idole disparait. Une fois que les imitateurs rituels se sont engagés dans l’un des deux sens, ils iront de plus en plus loin dans le sens choisi, sous l’effet des principes qui gouvernent leur imitation. Ils déboucheront en fin de compte sur des formes tellement métamorphosées qu’elles paraissent tout à fait étrangères les unes aux autres, et suffisamment simplifiées pour paraître « élémentaites », fondamentales, antérieures à la complexité bizarre du modèle que Job nous propose. Alors, on a des victimes qui ne sont plus rien que des victimes et des rois qui ne sont plus rien que des rois.
Sur la pente sacrificielle, certains rites mettent l’accent sur la seule victime et la seule immolation sacrificielle alors que d’autres mettent l’accent sur la participation collective au mimétisme indifférenciateur. Dans le second cas, le système imite, dérive vers les rites de type festif ou anti-festif, les rites de la consommation déréglée, les rites d’abstinence et de privatisation.
René Girard montre que l’aveu de la victime est un enjeu dans le processus totalitaire et jette les bases d’une réflexion sur les régimes totalitaires modernes. L’exigence d’une victime consentante caractérise le totalitarisme moderne aussi bien que certaines formes religieuses et parareligieuses du monde primitif. Les victimes des sacrifices humains sont toujours présentées comme extrêmement favorables à leur propre immolation, tout à fait convaincues de sa nécessité.
Les idéologies totalitaires détruisent la croyance en une justice impartiale et souveraine, étrangère aux conflits de la cité terrestre, ils ont détruit la transcendance effective de la loi par rapport aux individus qui composent la société réelle.
Quand il n’y a plus cette transcendance pour assurer la souveraineté et la continuité des institutions judiciaires, plus de principe invulnérable aux ambitions rivales, aux vicissitudes de l’histoire, à la corruption ou la médiocrité de ses représentants, ou bien il n’y a plus de vérité commune, ou bien pour en imposer une, il faut la vivre jusqu’au bout, et au besoin mourir pour elle, si l’on est prêt à tuer pour elle. Il faut se confondre avec elle, s’en faire l’incarnation.
Dans les régimes totalitaires, les dirigeants tendent vers ce statut d’incarnation (culte de la personnalité). L’un des points communs les plus spectaculaires entre le procès totalitaire et le processus de Job est l’effacement de la mémoire, la volonté d’éliminer le bouc émissaire et tout ce qui pourrait le rappeler, y compris son nom.
Est totalitaire toute société où le bouc émissaire réassume son rôle immémorial d’instaurateur et de restaurateur de transcendance, mais dans un climat trop influencé par le savoir et biblique et chrétien – le savoir de ce qu’est un bouc émissaire – pour ressusciter l’illusion des amis de Job et de tous ceux qui croient vivre dans un univers sans défaut. La tendance à attribuer les imperfections d’une société à des boucs émissaires du dedans et du dehors reste assurément universelle mais , au lieu de la décourager et de la dénoncer, les sociétés totalitaires l’encouragent et la systématisent.
D’après Job, le Méchant bénéficie des avantages réservés automatiquement au Juste par un système victimaire encore intact : dans ce monde réservé, les méchants finissent bien et les justes mal. Le mal ne révèle son caractère intraitable en ce monde qu’à partir du moment où le mécanisme victimaire est contesté.
Privée de tout appui du côté des hommes, la victime se tourne du côté de Dieu, elle embrasse l’idée d’un dieu des victimes.
Quelle est la logique de ce dernier ? Le dieu qui vengerait Job de tous les jaloux et le remettrait sur le trône ne se distinguerait pas de celui qui détruit les « hommes pervers » ou du Zeus qui foudroie les Titans pour venger le petit Dyonisos dévoré par ceux-ci.
Le dieu des évangiles est-il le dieu des victimes ? Jésus ne peut pas contraindre les hommes, il cherche à les persuader qu’ils se vouent au scandale par leurs désirs qui s’entrecroisent et se contrecarrent à force de s’imiter. Jésus recommande aux hommes de l’imiter lui et de chercher la gloire qui vient de Dieu, au lieu de celle qui vient des hommes. Il leur fera voir que les rivalités mimétiques ne mènent qu’aux meurtres et à la mort. Il leur révélera le rôle du mécanisme victimaire dans leur propre système culturel. Il ne leur cachera pas qu’ils restent tributaires de tous les meurtres collectifs commis depuis la fondation du monde. Il leur demandera de se reconnaître fils de Satan, voués au même mensonge que leur père l’accusateur.
En révélant la vérité, Jésus menace la domination de Satan, l’accusateur, qui va réactiver contre lui son procédé majeur, le mimétisme unanime de l’accusation, le mécanisme du bouc émissaire. Comme Job, il est condamné sans être coupable et sert de sanglante rançon à l’égarement de la cîté. Jésus se retrouve en situation de victime. Le Christ est le Dieu des victimes en ce qu’il partagera leur sort jusqu’au bout. Dieu ne prétend pas régner sur le monde. Il nous en révèle le roi, Satan, l’accusateur et le persécuteur. Le défenseur des victimes, le Paraclet, doit avoir pour adversaire, le prince de ce monde, mais il ne s’oppose pas à lui par la violence.
Pour l’anti-christianisme, le christianisme est une religion de la violence parmi d’autres.
Le Logos du dieu des victimes est invisible aux yeux du monde. On ne voit que l’échec de Jésus. La grande théologie chrétienne affirme cet échec, mais pour l’inverser en une victoire éclatante, la résurrection dans la Passion, tenue pour un « fantasme compensateur » pour la sagesse du monde. Pour Réné Girard, Job et Jésus se ressemblent. Le livre de Job s’interprète au regard des Evangiles.
Pour interpréter les dialogues, il faut choisir les victimes contre les persécuteurs. Le livre de Job ne nous contraint pas assez à entendre la plainte de Job (les propose des « amis » nous divertissent). Nous avons besoin d’un autre texte, la Passion, pour comprendre Job. L’évangile recommande de prêter attention à la victime, de lui venir en aide, de tenir compte de ce qu’elle dit. L’idée chrétienne que la défaite du christ se retourne en victoire, se trouve déjà réalisée parmi nous dans l’effondrement de la culture marxo-freudo-nietzschéenne, dans la crise aïgue de toutes les valeurs que l’ère post-chrétienne croyait opposer victorieusement au christianisme.
Le prophétisme de Job s’appuie sur l’accent sur les processus mimétiques. Job annonce le Christ dans sa participation à la lutte contre le Dieu des persécuteurs. Il annonce le Christ, quand il révèle le mécanisme victimaire qui se trame contre lui, quand il s’attaque au système de la rétribution.
"La porte est ouverte devant laquelle il faut passer : un rai de lumière sort de la chambre et coupe le palier de l'escalier." (la porte étroite, A. Gide)